CHÂTEAUX

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CHÂTEAUX

Jusqu’au XIXe siècle, on a construit des châteaux en Europe occidentale et surtout en France. Ce pays en possède une quantité et une variété encore extraordinaires malgré l’ampleur des destructions. Le phénomène est d’importance et intéresse l’histoire de l’architecture domestique, de la société — où l’on n’y prend peut-être pas assez garde —, de l’économie du monde rural, du paysage — qui n’a pas encore été sérieusement interprété. Nos habitudes intellectuelles nous inclinent à ignorer la place du château dans l’espace social et géographique, ou, inversement, à le détacher de tout contexte pour en faire un objet de curiosité et de glorification seigneuriale pour les foules en mal de tourisme.

Nous envisagerons ici la «grande demeure» traditionnelle établie à la campagne. Cette catégorie est d’ordinaire rigidement ramenée à deux termes hiérarchisés: le château et le manoir, par une fausse distinction qui ne fait qu’introduire une confusion inutile. Le responsable, ou, du moins, le propagateur, semble en être Viollet-le-Duc, comme on le verra plus loin.

La seule classification valable repose sur la distinction entre demeure fortifiée et demeure des champs. Le terme de «château» désigne sans ambiguïté le château fort, c’est-à-dire la demeure d’un seigneur qui a le privilège juridiquement concédé d’élever tours et donjons. Hormis ces deux éléments, toute maison a le droit de posséder des défenses, mais elle sera distinguée du château fort: ce sera une maison-forte. Cette typologie est fondée sur des arguments archivistiques récemment confirmés par des travaux archéologiques. Les études sur les mottes et les plates-formes du haut Moyen Âge (Michel Bur, «Vestiges d’habitat seigneurial fortifié du bas-pays argonnais», in Cahiers des lettres et sciences humaines de l’université de Reims , 1972), qui élargissent les problèmes de fouilles à des considérations sur le cadre historique et social de la demeure rurale, ont nettement distingué ces deux types d’habitat seigneurial. La dualité se maintient tant que l’appareil défensif complet garde son efficacité, ou, au moins, son prestige. Au début du XVIIe siècle, il y a beau temps que l’artillerie a démontré l’inanité des courtines, des mâchicoulis et des échauguettes pour la défense de la maison. Cependant, le Trésor de la langue française de Nicot (1606) retient encore la définition archaïque: «Le château est proprement appelé celuy qui a fermeture de tours, donjon au milieu et ceinture de fossés, autrement est appelé maison plate.» Ce terme de «maison plate» est caractéristique d’une époque qui découvre le plaisir de bâtir des demeures qui permettent à leurs occupants de jouir de la nature environnante. L’œuvre de Chastillon illustre explicitement cette distinction. Les gravures de la Topographie française , réalisées entre 1590 et 1610, montrent des «châteaux», «châteaux forts», «maisons de plaisance», «maisons plates basties à la moderne».

La totale désuétude de l’appareil défensif entraîne rapidement une acception beaucoup plus large du terme. Le château désigne alors toute demeure de plaisance dont l’aspect architectural tranche sur l’habitat ordinaire. En 1770, on le définit: «anciennement et encore aujourd’huy petit réduit fortifié [...] C’est aujourd’huy une maison seigneuriale qui est plus ou moins magnifique et étendue, à proportion de la qualité ou de la richesse du seigneur et qui n’a point de défense» (Roland Le Virloys, Dictionnaire de l’architecture ). Le Dictionnaire de Trévoux donne une définition qui englobe quatre catégories de demeures, résumant ainsi l’évolution de la place forte à la résidence moderne. D’abord: «la place fortifiée par art ou par nature pour tenir les peuples dans le devoir; espèce de petite citadelle entourée de fossés ou de gros murs», puis «l’hôtel où demeure le seigneur et où l’on vient lui rendre hommage [...] bâti en manière de forteresse avec fossés et pont-levis», «une maison sans défense où les fossés ne servent plus que d’ornement» et une «maison de plaisance quand elle est bâtie magnifiquement». Dans les trois premiers cas, les caractéristiques architecturales sont facilement identifiables. La dernière définition est au contraire très floue. Seule compte la notion subjective de magnificence due à la situation géographique et à l’invention architecturale. L’appréciation de la qualité castrale de la demeure dépend alors du degré de rigueur ou de la volonté de flatterie du recenseur. Certains traits, cependant, permettent d’identifier un château: une distribution intérieure comportant une grande salle, une galerie, un escalier monumental, une chapelle, une organisation extérieure où l’on peut dénombrer un corps de logis principal, des ailes, des tours ou des pavillons, des cours et des successions de cours, des parterres se prolongeant par des bosquets, des pièces d’eau, des canaux jusqu’aux murs de clôture et, proche de la maison, un ensemble d’exploitation composé d’une ferme avec colombier, étables et pressoir, le tout annoncé par un réseau d’avenues tracées dans la campagne environnante. Ces différents éléments ne sont pas contemporains: la galerie est très caractéristique de la grande demeure rurale du XVe au XVIIe siècle, le plan en U ne se prolonge pas au-delà du début du XVIIIe siècle, et à la fin du XVIIIe siècle on donne au jardin une configuration particulière. Mais le lent processus de renouvellement du château par des campagnes successives de reconstructions partielles — si caractéristiques de la majorité des demeures françaises — explique la présence de ces différents éléments dans la plupart des grandes demeures rurales.

À côté de ces essais de stricte classification des dictionnaires, les textes des chroniqueurs et même des théoriciens montrent une très grande liberté dans l’usage des vocables descriptifs. Pour ne citer que quelques auteurs. Du Cerceau (1559), P. de l’Étoile (1589), Sauval (env. 1670), Félibien (1681), Savinien d’Alquié (1728), J. F. Blondel (1737) emploient indifféremment les termes de maison, de château, de palais, de maison de plaisir pour des édifices aussi différents que Vallery, La Grange-le-Roy, Fontainebleau, Le Pailly... Le seul terme qui n’est jamais indifféremment utilisé est celui de «manoir». Il possède une définition juridique que donne en 1771 le Dictionnaire de Trévoux: «En terme de palais, manoir se dit encore d’un certain lieu fixe et distingué où un homme est présumé faire sa demeure et où l’on va pour rendre les hommages et devoirs qu’on doit rendre au domicile. Ainsi, il faut se présenter au manoir seigneurial pour y faire la foi et hommage, y faire signifier son aveu et dénombrement. Un aîné partageant noblement doit avoir par préciput le principal manoir.» Emploi que confirment les documents d’archives. Jusqu’aux années 1780, l’expression «manoir seigneurial» ou «principal manoir» se rencontre constamment dans les actes notariés, avec cette seule acception. Le mot «manoir» n’apparaît ni dans les descriptions ni dans le langage des géographes.

Au début du XIXe siècle, le mot apparaît avec le sens de «petit château, petite maison ancienne, de style, surtout à la campagne» (Gradus français ). On ne peut pas ne pas voir dans cet usage nouveau la manifestation d’une volonté de restauration d’un état social ancien, par l’introduction d’un «palier» social permettant à des personnes qui n’ont pas la chance de posséder un château, ni l’audace de baptiser «château» leur demeure, de se flatter d’un niveau intermédiaire. Vers 1850, cet usage est si répandu que Viollet-le-Duc se doit d’y consacrer une quinzaine de pages, dans son Dictionnaire . C’est pour lui, la «maison des champs, placée au point de vue architectonique entre le château féodal et la maison du vavasseur», ce qui ancre la notion de hiérarchie et constitue un contresens. Cet esprit précis et savant ne peut finalement dégager aucun type architectural correspondant au terme de «manoir»: «Le manoir quelquefois n’est qu’une maison peu étendue, entourée de murs avec jardin; le plus souvent c’est une agglomération de bâtiments destinés à l’exploitation du propriétaire.» Il finit même par classer Fontainebleau et Blois dans une catégorie d’édifices qu’il vient lui-même de caractériser comme mineure.

Cette consécration du terme «manoir» dans le sens de «petit château» a provoqué le gonflement des statistiques monumentales de la fin du XIXe siècle. Grâce à une caution aussi prestigieuse, les recenseurs se sont crus autorisés à englober dans leurs listes de châteaux, sous couvert de «manoirs», une quantité de petits édifices qui ne sont souvent que des fermes ou de simples maisons.

Dans certaines régions où la taille moyenne des propriétés conditionne un habitat de dimensions réduites, où les habitudes constructives sont homogènes et originales — en Normandie, en Bretagne ou dans le Périgord —, le terme de «manoir» a semblé avoir une application légitime correspondant à un type de demeures original. Mais il n’en est rien. La notion, n’ayant pas de fondement historique du point de vue de l’architecture, ne peut que répondre à une certaine hiérarchie des masses architecturales et au traitement de l’environnement. Ce n’est pas que le mot «château» ne recouvre que des édifices de grande taille; il concerne l’intention architecturale, la conception du plan, le traitement des volumes et l’ingéniosité de l’aménagement du site. Une récente remise à l’échelle des châteaux représentés par Du Cerceau dans Les Plus Excellents Bâtiments de France (1570) a permis de découvrir l’amplitude de variation de taille de demeures auxquelles on ne peut dénier la qualité de château (F. Boudon et H. Couzy, «Les Plus Excellents Bâtiments de France: une anthologie de châteaux à la fin du XVIe siècle», in L’Information d’Histoire de l’art , no 3, 1974). En dehors de régions particulièrement privilégiées par les créations d’une école artistique florissante — comme le Val de Loire — ou par les commandes nombreuses de quantité de familles très puissantes — comme l’Île-de-France —, l’appréciation du terme «château» ou «manoir» est fonction de la relative rareté de grands édifices dans le voisinage.

On a la plus grande difficulté à définir ce qui n’est plus un château. Recourir, comme l’usage l’autorise aujourd’hui, au terme de «manoir», c’est repousser la limite à partir de laquelle un édifice est simplement une maison ou une ferme. Le problème de la définition de ce seuil a conduit des entreprises scientifiques comme L’Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France à rejeter tout classement détaillé pour ne conserver que le terme de demeure. Retour prudent à l’usage ancien qui pouvait désigner indifféremment le château royal ou la ferme par le même mot de «maison». La suite de la définition redonne à la question toute sa complexité en précisant que l’étude des trois variables: dimension, localisation, qualité ou activité du propriétaire, doit permettre de distinguer les différentes catégories de demeures. Le terme de «manoir» est, par concession aux habitudes, maintenu sans valeur bien définie au même titre que «palais», «hôtel», «château», etc.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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